Les femmes et la moto

Laura Mingam

En 1947, plusieurs groupes de motards se réunissent à Hollister en Californie et provoquent une émeute qui attire l’attention des médias dans tout le pays. Cet événement violent marqua la conscience collective et contribua à construire l’image d’une culture motarde majoritairement masculine et violente. Au cours des décennies suivantes, la culture de la moto atteint un paroxysme de popularité tandis que les gangs de motards deviennent une réalité sociologique spécifique avec ses codes et ses valeurs. Ces groupes sont, de fait, gérés par des hommes. Les femmes sont présentes dans cet univers, mais demeurent à la périphérie ; leur place est problématique puisqu’elles font partie des gangs sans être autorisées à devenir des membres au même titre que les hommes. Cet état de fait paradoxal est le point de départ d’une réflexion sur les relations que les femmes entretiennent à l’objet moto et à l’univers motocycliste, et sur les représentations de ces relations à travers différents supports, notamment celui du cinéma. Cet article présente la place changeante des femmes dans le monde de la moto, de femmes de bikers à motardes à part entière, et la nécessité pour les femmes de se réapproprier leur image au sein d’une sous-culture motarde à forte dominante masculine.


• Les femmes dans les gangs de motards : une réalité sociologique

Le phénomène des gangs est ancré historiquement dans la société américaine. Au sein des gangs de rue, qui ont précédé les gangs de motards, les femmes souffraient généralement d’une mauvaise réputation, puisqu’elles étaient considérées comme des individus déloyaux, souvent à l’origine d’affrontements entre gangs. Les gangs de motards qui se multiplient à partir des années 1960 conservent quelques similarités avec les gangs des décennies précédentes, mais définissent dans le même temps un nouveau fonctionnement, avec des valeurs et des modes de vie différents, notamment en ce qui concerne la place des femmes. En 1990, Colombus B. Hopper et Johnny Moore publient un article fondateur sur les femmes dans les gangs de motards hors-la-loi, d’après des études de terrain entamées dans les années 1970 *. Pour la première fois, cette étude s’intéresse au point de vue des femmes, cherchant à comprendre leurs origines, leurs motivations et leur rôle dans les gangs. Les auteurs révèlent que ces personnes sont, la plupart du temps, des femmes adultes, ayant coupé tout lien avec leur environnement familial, et qui acceptent de suivre un membre du gang. Elles partagent souvent avec les hommes la passion de la moto, et admirent le mode de vie audacieux des membres masculins. Néanmoins, dans ces milieux, les femmes sont réduites à un rôle peu enviable. Leur statut est vu comme inférieur à celui des hommes et elles sont considérées comme la propriété d’un motard en particulier, voire du gang tout entier. La présence des femmes est cependant nécessaire dans la mesure où elles garantissent un apport financier au groupe, le plus souvent en dansant dans des bars ou en se prostituant. Les femmes sont associées à des pratiques sexuelles violentes, qui existent moins comme des fins en elles-mêmes que comme des moyens, pour les membres, d’acquérir un certain statut aux yeux de leurs semblables.

* Hopper, Colombus B et Moore, Johnny, « Women in Outlaw Motorcycle Gangs », Journal of Contemporary Ethnography, janvier 1990


• Les motards et la violence envers les femmes au prisme de la fiction

Dans les premiers films de bikers, les rôles féminins apparaissent aux côtés des héros masculins comme autant de faire-valoir. Dès 1953, le rôle de Kathie Bleeker dans The Wild One de Laszlo Benedek contribue au statut iconique du motard rebelle Johnny Stabbler, incarné par Marlon Brando. En effet, ce rôle de jeune fille timide et docile, incarné par Mary Murphy, accentue, par contraste, l’attitude désinvolte et provocatrice du héros. En outre, ce personnage féminin assure à Johnny Stabbler des qualités rédemptrices en dépit de son statut de hors-la-loi. C’est bien lui, par exemple, qui lui porte secours lorsque le reste du gang entreprend de la poursuivre dans les rues de la ville. A travers la fiction, la violence dont étaient victimes les compagnes des bikers au sein des gangs est donc largement édulcorée.


Extrait de The Wild One, 1953
source : http://www.troiscouleurs.fr

L’attitude menaçante et violente des hommes reste cependant un ingrédient central de ces films. Dans The Wild Angels de Roger Corman, sorti en 1966, des scènes de brutalité et de violence sexuelle ponctuent les aventures effrénées d’une bande de Hell’s Angels, et participent de l’aura sulfureuse qui accompagne ces groupes. La violence envers les femmes est ainsi esthétisée par l’industrie du cinéma des années 1960 comme le montrent les images d’agression et de viol figurant en bonne place sur les affiches des films The Glory Stompers d’Anthony Lanza, sorti en 1967, ou Satan’s Sadists d’Al Adamson, sorti en 1969. Le sort réservé aux femmes à l’écran reflète donc en partie une réalité sociologique de l’époque, mais en propose dans le même temps une version soit minimisée, soit idéalisée. Dans ces productions cinématographiques, le point de vue des femmes est passé sous silence, et leur présence sert principalement à façonner l’image subversive du biker.


Affiche de Satan’s Sadists, 1969
source : http://www.bikermovies.ru


Affiche de The Glory Stompers, 1967
source : http://www.daemonbox.blogspot.fr


• Les femmes motardes : des figures ambivalentes dans la fiction

Le rapport des femmes à la moto n’existe pas seulement par le truchement des motards. Si, dans les films mentionnés précédemment, il n’est pas permis aux femmes d’établir un rapport direct avec la moto, les femmes motardes demeurent des figures incontournables de la fiction. Dans les premiers films de la « bikesploitation », cependant, les femmes sont rarement représentées comme de véritables pilotes, avec la dimension athlétique que cela implique. Dans les productions des années 1960 et 1970, les femmes à moto sont plutôt des projections du désir masculin avec une forte dimension sexuelle. Les figures de motardes oscillent alors entre fantasmes érotiques et figures dominatrices, et de ce fait menaçantes. Ces deux dimension caractérisent les personnages de motardes du film Sisters in Leather, de Zoltan G. Spencer, classé X à sa sortie. Il raconte comment un groupe de trois motardes lesbiennes enlève une jeune femme qui vient d’être trompée par son mari. L’affiche du film, représentant une femme en sous-vêtements et chaussée de bottes de cuir, à califourchon sur une moto, témoigne de la dimension érotique de l’intrigue. Mais sur cette même affiche, le slogan du film présente les motardes comme des créatures incontrôlables et dangereuses : « No man (or woman) was safe from these love hungry hell-cats ! » (« Nul homme (ou nulle femme) n’est à l’abri de ces furies en quête d’amour ! »). Par ailleurs, l’homosexualité des personnages semble destinée à renforcer le caractère transgressif de leurs actes.


Affiche de Sisters in Leather, 1969
source : http://www.grindhousedatabase.com
Un an plus tard, en 1970, le film Hell’s Belles de Maury Dexter reprend le motif de la motarde, pour un public plus vaste. Néanmoins, l’argument érotique n’est pas absent de cette production, dont l’affiche présente l’héroïne dans une posture et des vêtements de cuir suggestifs. L’affiche nous présente une jeune femme démangée par l’envie d’action (« Too itching for action ») et l’on est en droit de se demander si ce personnage est le fruit de fantasmes masculins ou si elle incarne plutôt l’émancipation possible des femmes à moto.



Affiche du film Hell’s Belles, 1970
source : http://www.phpbber.com

Le motif de la nudité des femmes à moto est évocateur à cet égard. D’une part, on peut voir la nudité comme l’apogée de l’érotisation de la femme. Ainsi, un des temps forts de Vanishing Point, un film de Richard C. Sarafian sorti en 1971, est l’apparition, en plein milieu du désert, d’une femme nue sur sa moto. Cependant, la nudité peut également être associée aux mouvements de libération féminine qui prennent de l’ampleur à partie de la deuxième moitié des années 1960 aux Etats-Unis. C’est ce qui est suggéré dans The Girl on the Motorcycle, un film de 1968 réalisé par Jack Cardiff, dans lequel une jeune femme, jouée par Marianne Faithfull, va rejoindre son amant en moto, nue sous une combinaison de cuir. Dans la bande-annonce, la dimension érotique est présente, mais semble supplantée par le sentiment de liberté absolue que la jeune femme connaît à bord de sa moto.
Durant les années 1960 et 1970, moment si particulier dans la constitution de la culture moto, les femmes ont trouvé une place assez problématique dans les fictions liées à l’univers motocycliste. Dans de nombreux films, les motardes, figures sensuelles et libératrices, ne parviennent pas véritablement à atteindre le statut d’héroïnes de fiction et restent cantonnées à des rôles genrés traditionnels. La bande-annonce du film Hell’s Belles est assez frappante à cet égard. Durant les premières secondes, la bande-annonce dresse le portrait de deux jeunes femmes téméraires, comme cela était suggéré sur l’affiche du film. Très vite, néanmoins, il ressort des extraits présentés une intrigue attendue dans laquelle l’héroïne s’inquiète pour son compagnon, déterminé à se confronter à un gang de motards. Il apparaît, en outre, que ces jeunes femmes sont incapables de comprendre l’univers motocycliste. Lorsque son compagnon demande à l’une d’elles si elle reconnaît des motos garées là, elle réplique : « they’re like men… all the same » (« elles sont comme les hommes… toutes les mêmes »).


• Femmes au volant : des motardes d’un nouveau genre

Au cinéma, ces rôles féminins passifs et superfétatoires évoluent au fil des décennies. Dans The Stranger, un film de 1995 réalisé par Fritz Kiersch, une jeune femme dont l’identité est inconnue fait irruption dans une ville et entreprend de décimer méthodiquement un gang de motards responsable d’une multitude de crimes. Même si la dimension sexuelle de l’héroïne est loin d’être oubliée comme ne manque pas de le suggérer la bande-annonce, la femme joue un rôle résolument actif qui tranche avec la tradition précédente. Certaines femmes se réapproprient donc la figure de la femme à moto ainsi que la pratique motocycliste elle-même.
En dehors de la fiction, la pratique féminine de la moto a, en effet, évolué. L’univers motocycliste a été masculin dès ses débuts et il n’a pas été pas facile pour les femmes d’avoir accès à la machine. Comme le remarquaient Colombus B. Hopper et Johnny Moore dans leur étude sur les gangs, les compagnes des membres ressentaient souvent l’attrait de la moto mais n’avaient pas le droit de s’adonner à ce loisir. L’exemple des gangs demeure bien entendu extrême, mais même en terrain plus neutre, il n’a pas toujours été facile pour les femmes de se revendiquer comme amatrices et conductrices de motos. Pour ce faire, plusieurs femmes ont entrepris de faire entendre leur voix, elles dont la présence au sein de la culture motarde a été si souvent passée sous silence. Des témoignages directs apparaissent, alors que les femmes peinaient auparavant à être visibles au sein de la culture motarde. En 2001, Ann Ferrar publie Women, Motorcycle and the Rapture of the Road, dans lequel elle retrace la vie de plusieurs pionnières du monde motocycliste, à partir de sa propre expérience de motarde. Ces écrits permettent de réaffirmer le rôle des femmes dans l’histoire de la moto, notamment en tant que pratique sportive. Une autre façon de défendre une pratique motocycliste féminine a été la création de nombreux clubs de motardes dans plusieurs pays du monde. Ces clubs ont vu leur nombre augmenter en même temps que le nombre de femmes obtenant un permis moto. En effet, en 1970, les femmes représentaient 1,5% des permis motos. En 1980, elles étaient déjà 9,8%, avant de passer la barre des 10% dans les années 1990. Depuis 2000, la proportion de femmes obtenant le permis moto reste entre 11% et 12%, tandis que leur nombre augmente en valeur absolue. *
* http://moto-securite.fr/au-feminin/

Ces chiffres viennent étayer une réalité : la place croissante des femmes dans le monde de la moto. Néanmoins, si l’on peut considérer que des progrès ont été faits en termes de sexisme au cours des dernières décennies, l’évolution des représentations de la femme dans le monde motocycliste ne relève pas d’une évolution simplement linéaire. A l’heure actuelle, les représentations sexistes associant femmes et moto sont encore légion, notamment dans la publicité. En 2013, la marque de moto Ducati a lancé une campagne de publicité représentant des mannequins en sous-vêtements et talons hauts, adoptant des poses aguicheuses sur des motos. Ce qui aurait pu être une énième série de photos sexistes a cependant pris un tournant inattendu lorsque le concessionnaire de Portland (Oregon, Etats-Unis) à l’origine de la campagne, après avoir été l’objet de vives critiques, a décidé de reproduire la série de clichés en faisant poser les employés masculins de l’entreprise *. Les images cocasses ainsi produites nous poussent à remettre en cause les représentations érotiques galvaudées des femmes, en lien avec la moto, et à les considérer comme des conductrices à part entière.
* http://madame.lefigaro.fr/societe/motos-ducati-font-poser-hommes-dans-attitudes-sexy-191113-630890




Campagne Ducati : avant/après
source : http://www.larevueautomobile.com




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