Moto et Bande Dessinée

Isabelle Guillaume

L'expérience motarde est riche de sensations : bruits de moteurs, défilement de la vitesse, secousses, odeurs mécaniques... Autant de dimensions que la bande dessinée, simple suite de dessins statiques, paraît à première vue inapte à retranscrire ; pourtant, dans tous les pays à forte tradition bédéphile, on trouve des auteurs fascinés par le défi que représente la figuration de l'engin. Par ailleurs, moto et BD sont deux objets historiquement liés à l'émergence d'une culture jeune misant sur la transgression et l'accomplissement de l'individu, et bénéficient donc d'une certaine parenté culturelle.


Joe Bar Team (Bar2 / Fane, 1990, Vents d'Ouest)

Joe Bar, c'est probablement LA bande dessinée de moto la plus connue du public français. Toutes les machines sont représentées avec un grand souci du détail (malgré le fait que les personnages soient, eux, affublés des traits caricaturaux que l'on retrouve par exemple chez Franquin – on parle affectueusement de « BD à gros nez »). La BD revendique son statut d'objet typiquement réalisé par des fans et pour des fans. Tous les protagonistes sont des motards passionnés, qui ont même des noms faisant référence à cet univers (Edouard Bracame, etc.). De même, la majorité des histoires figurent des courses, des récits de courses, ou des moments de conduite en ville. La moto est ici le principal pilier de la narration. Pour être précis, la série dépeint une sous-catégorie particulière de motards, les passionnées de moto sportive (par opposition aux amateurs de Harley, ou aux utilisateurs urbains) : ces catégories, si elles ne disent pas grand-chose au profane, sont bien réelles dans l'univers de la moto, et la bande dessinée en est un reflet fidèle bien que caricaturé à des fins humoristiques.


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http://www.latitude360.fr/joe-bar-team-tome-1-itm22878-th14.html


Litteul Kévin (Coyote, 1993, Fluide Glacial)

Il s'agit d'une série encore en cours de parution à l'heure actuelle, qui se distingue par son humour à la fois cru et tendre. Kévin est un petit garçon élevé de façon très libre par des parents motards anticonformistes ; il conduit une Harley adaptée à sa taille et cherche à émuler le comportement des adultes (langage familier, utilisation de stéréotypes genrés, etc), tout en se frayant un chemin à travers le quotidien de l'école et du terrain de jeux. La série se déroule dans le même univers qu'une autre création de l'auteur, Mammouth et Piston, elle aussi dédiée au monde de la moto.
Les motos sont omniprésentes, mais rarement essentielles au récit : bien plus souvent, les gags se fondent sur des situations quotidiennes, avec par exemple la relation entre le père immature de Kévin et sa mère, plus responsable. Les motos sont là, manifestement, parce que l'auteur aime les dessiner (d'ailleurs les personnages leur ressemblent ; le trait est un peu baveux, l'aspect souvent brillant – comparez la coupe au bol de Kévin et le corps de la moto). La moto est avant tout un symbole, celui du mode de vie choisi par les parents de Kévin. La position marginale de l'enfant au sein de cet univers lui permet de jeter un regard extérieur et (étonnamment) innocent sur le monde des adultes, qui est finalement souvent tourné en dérision.


http://www.coinbd.com

 


Pravda la Survireuse (Guy Peelaert / Pascal Thomas, 1967, publié dans Hara Kiri)

Pravda est le mot russe pour « vérité » ; un survirage désigne un dérapage de la roue arrière. Pravda incarne la femme fatale par excellence, et arpente l'asphalte aux commandes d'une moto en forme de panthère. Ses aventures, initialement publiées dans Hara Kiri, bénéficient d'un traitement profondément ancré dans l'esthétique pop art psychédélique (l'auteur est par ailleurs reconnu dans le milieu à travers son travail sur des affiches de films et pochettes d'albums). La bande dessinée fait forte impression à l'époque par sa mise en page et ses cadrages dynamiques et originaux. Vêtue seulement de bottes, d'un gilet et d'un ceinturon stratégiquement placé, dotée d'une chevelure de flamme et d'une forte ressemblance à Françoise Hardy, Pravda est une reprise du motif de l'amazone dans un décor futuriste. La moto, synonyme de liberté, permet au personnage d'échapper aux griffes de la mégalopole ultraconformiste dans laquelle elle évolue. La moto en forme de panthère met en évidence une perception de l'engin comme vecteur de rébellion et de dangerosité. Dans la version animée dirigée par Gallien Guibert (voir lien ci-dessous), un passage très révélateur montre Pravda dispersant un groupe de femmes enceintes que l'on voit littéralement attachées aux landaus de leurs enfants, dépouvues de toute couleur et même dotées d'un numéro attaché à l'oreille, comme un troupeau de ruminants. Une présentation aussi négative du rôle de mère renforce la singularité de Pravda comme femme libre, créature sexualisée et non maternelle.

Extrait vidéo http://www.youtube.com/watch?v=x4DLQZeilXs (I:15 – 1 :30)


http://www.artnet.fr/magazine/art_graphiques/DEVAUX/Guy%20PEELLAERT_detail.asp?picnum=1
https://bderotique.wordpress.com/tag/eric-losfeld/#jp-carousel-943


Akira (Katsuhiro Otomo, 1982, traduction française Glénat)

Akira, c'est simplement l'un des plus grands titres de la BD japonaise, tous genres confondus. Dans un univers post-apocalyptique, on découvre un groupes de jeunes garçons vivant en maison de redressement, dont la moto constitue le seul divertissement. Le groupe s'entre-déchire lorsque l'un des membres acquiert de puissants pouvoirs télékinésiques et que le reste de la bande tente de stopper sa folie meurtrière. Le motif du délinquant à moto est courant dans la BD japonaise et correspond à un fait de société réel (les gangs de motards que l'on nomme bosozokus). Ici, la moto s'insère dans une logique de rébellion (de même que l'usage de drogues) ; il y a un fossé considérable entre la vie diurne contraignante des personnages, pris dans un système scolaire coercitif, et leurs échappées nocturnes à moto. Le design futuriste des engins montre que l'on se trouve bien dans un récit d'anticipation ; néanmoins, le motif du rebelle qui vit selon ses propres principes semble être universel. De plus, l'omniprésence de motos dans les scènes de course-poursuite répond à des impératifs de lisibilité : en voiture, les personnages ne seraient pas directement visibles, et il serait donc plus compliqué de représenter l'action, surtout dans une BD en noir et blanc.


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http://kawaiikakkoiisugoi.com/wp-content/uploads/2009/09/Cover-akira.jpg


Mars (Fuyumi Soryo, 1996, traduction française Panini Manga)

Mars est une BD japonaise destinée à un public féminin (on parle de shôjo manga). Le genre du shôjo fonctionne selon un certain nombres de codes, que Mars respecte, tant dans le dessin (trait épuré, grands yeux, personnages aériens) que dans le scénario (naissance et développement d'une passion amoureuse entre une lycéenne rêveuse, Kira, et un jeune homme rebelle, Rei). En revanche, le fait que le garçon soit adepte de la course à moto est atypique, car les engins mécaniques en général sont assez peu représentés dans les shôjo. Le manga s'adresse à un public de non-initiés, et se montre pédagogique au sujet de la moto, avec par exemple des notes de bas de page à visée explicative. Le héros répond au stéréotype du dur à cuire ; on aurait donc pu s'attendre à l'image classique du délinquant à moto. On découvre en fait que Rei évolue uniquement dans le milieu de la course sportive ; et s'il lui arrive d'être violent, ce n'est jamais à moto. Au contraire, la course agit comme le symbole de sa capacité à accomplir de grandes choses. D'autre part, la moto va servir de lien entre Kira et lui, dans la mesure où il lui permet de découvrir cet univers nouveau pour elle ; c'est le côté touchant du lien entre l'homme et l'engin qui est mis en avant à travers les yeux de l'héroïne qui focalise la narration. Pour autant, il n'y a jamais remise en cause des stéréotypes de genre ; la moto reste un objet explicitement masculin.


http://it.paperblog.com/come-e-nata-una-passione5-fuyumi-soryo-es-sole-maledetto-tamara-doll-1054143/
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Lobo, le biker de l'espace (DC, 1996)

Lobo est un personnage de la maison d'éditions DC comics, qui est apparu dans un grand nombre de séries différentes, conformément aux pratiques traditionnelles de la bande dessinée américaine mainstream. Comme la plupart des personnages de DC, il a connu différentes incarnations. Au départ, il s'agit d'un antagoniste (« villain ») extraterrestre doté d'une force et d'une intelligence surhumaines, ainsi que d'une capacité de regénération accélérée ; il a volontairement exterminé tous les autres membres de sa race au cours d'un projet de sciences de lycée (et s'est attribué une excellente note). Le personnage a été réimaginé dans le courant des annés 90 pour en faire un chasseur de primes motard antihéroïque, dont l'apparence rappelle les représentations typiques du biker (voir l'image ci-dessous, où le dessinateur fait même appel à l'hymne des motards de la contre-culture, « Born to be Wild »). Il est intéressant de voir que cette récupération a lieu dans les années 90, c'est-à-dire bien après la fin des mouvements tels que les Hell's Angels. De plus, le personnage, depuis ses débuts, est explicitement traité comme une caricature de la part des auteurs : Lobo représente l'archétype de l'ultraviolence qui, poussée à son paroxysme, en devient risible. L'image du biker n'est donc pas traitée dans son aspect romantique, mais bien de façon problématique, comme la réminiscence d'une époque révolue à laquelle la jeunesse des années 90 ne peut plus adhérer pleinement.


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http://dc.wikia.com/wiki/File:Lobo's_Spacehog_01.jpg


Ghost Rider, le motard fantôme (Marvel)

Ghost Rider est un personnage de la maison Marvel, rivale de DC Comics. Il a lui aussi subi plusieurs incarnations au fil des différentes séries dans lesquelles il figure. De façon plus générale, le Ghost Rider est un esprit de vengeance, capable de prendre possession des mortels qui se transforment alors en un motard nimbé de flammes et doté d'une tête de mort. Cet esprit, à la façon d'un super-héros, agit comme un redresseur de torts. La moto est ici assimilée à un superpouvoir ; c'est un objet surnaturel, qui apparaît en même temps que les flammes de l'enfer, lorsque Ghost Rider se réveille. Pour autant, cela n'enlève rien au réalisme du traitement graphique de l'engin, qui ressemble toujours clairement à une moto telle qu'on en croiserait dans la vie réelle (même si ces représentations varient selon les époques) : on est même à la limite du photoréalisme dans certains épisodes. Plutôt que d'en faire un objet futuriste, les dessinateurs traitent la moto sous l'angle de la fascination : c'est bien un objet de pouvoir, qui permet de dominer l'espace dans lequel on opère, tout en procurant, par identification, des sensations fortes. La dimension spectaculaire est d'ailleurs particulièrement saillante lorsque l'on sait que l'une des incarnations de Ghost Rider est un ancien cascadeur, donc lié au monde du cinéma ; or il est intéressant que la bande dessinée, qui par définition ne peut représenter le mouvement, choisisse de traiter d'un objet incarnant précisément l'attrait du danger et de la vitesse.


http://cinemacomrapadura.com.br/noticias/291972/nicolas-cage-diz-que-nao-fara-mais-filmes-como-o-motoqueiro-fantasma/
http://9f1780.medialib.glogster.com/media/2d7d44adc96357fa787e8b93199d7c99c11627713544a98b4babbc295fac7808/250px-ghost-rider-1.jpg


Christopher Golden / (Damian Couceiro, 2013, Boom! Studios)

Il s'agit d'une adaptation en bande dessinée de la série télévisée du même nom ; le scénariste de celle-ci supervise d'ailleurs le script de celle-là. La série est en cours de parution et comptera six épisodes, pour une édition finale en format relié. Il est question des aventures des motards du gang appelé Sons of Anarchy, meurtriers, trafiquants d'armes occasionnels, mais qui vont néanmoins prendre sous leur protection Kendra, fille d'un ancien membre du gang et ex-porn star. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur le traitement du personnage féminin, sexualisé mais devant recourir à la protection d'un gang à moto composé exclusivement d'hommes... Sur un autre plan, le fait que cette BD adapte une série est assez inhabituel puisque les bandes dessinées sont d'habitude plutôt considérées, à l'inverse, comme une source d'inspiration pour des adaptations filmées qui se vendront bien mieux que leur original (voir le film A History of Violence, la série The Walking Dead, ou encore les films de superhéros de Marvel et DC Comics). L'inversion de cette dynamique montre qu'une bande dessinée sur le thème des bikers est perçue comme viable commercialement, ce qui doit venir nuancer mon constat précédent d'une absence de public pour les histoires de moto en BD. Néanmoins, le groupe de bikers de Sons of Anarchy répond assez exactement au stéréotype bédéïque de l'antihéros marginal, violent mais porté par un système de valeurs précis, et s'inscrit en cela dans une continuité.


http://www.usatoday.com/story/life/2013/09/05/sons-of-anarchy-comic-book-series/2771479/
http://cardscomicscollectibles.com/shop/sons-of-anarchy-1-baltimore-comic-con-exclusive/