Motards et tatouages : le corps à l'épreuve de la route

Trung Nguyên-Quang

Lorsqu’il est question de motards et de culture "biker", l’imaginaire collectif, qui cède sans doute trop facilement à la tentation de la caricature, convoque immédiatement l’image d’un homme musclé, d’aucuns diraient corpulent, souvent barbu, tout de cuir vêtu, et dont la peau serait recouverte de tatouages de motos, ornée des logos de la célèbre Harley-Davidson ou autre bicycle motorisé. Cette série de clichés sur la culture « biker » a souvent été remise en cause : au cinéma, le biker à la fibre mélancolique dans Rumble Fish de Francis Ford Coppola propose un modèle romantique du motard, tandis que, dans la bande-dessinée, l’héroïne éponyme de Pravda la Surviveuse de Guy Peelaert et Pascal Thomas vise à renverser le lieu commun d’une hégémonie masculine dans la culture « biker ». Cependant, le cas du tatouage est moins évident. Aucun film, aucun livre, aucune figuration artistique consacrée à la moto ne se penche précisément sur les tatouages des bikers. Même le champ de la recherche universitaire, pourtant saisi d’un engouement pour l’étude du corps et de ses modifications, n’a pas produit de travaux spécifiques à la question des motards et du tatouage. Dans les représentations de bikers, populaires ou scientifiques, les tatouages se remarquent par leur absence singulière. C’est sur la Toile, qui foisonne de blogs et de forums où les motards postent des photos de leurs body art, que l’on trouve le plus représenté cet aspect de la culture biker. Bien plus qu’un simple élément de folklore, les tatouages des bikers s’y révèlent sujet de discussion, de comparaison et de compétition qui tisse, tout autant que le véhicule lui-même, un cercle de sociabilité "biker".

 

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• Une brève histoire du tatouage

C’est sans doute l’histoire du tatouage qui explique en quoi il porte une forme d’exotisme et d’étrangeté. Le Dictionnaire du corps, dans l’entrée « Piercing », indique que le "tatouage apparaît dans nos sociétés dès la fin du XVIIIe siècle, après la rencontre des marins de Cook avec les tatouages des insulaires de Tahiti" 1. Le tatouage est donc, à ses débuts, une distinction de la communauté des marins. Même si ce n’est qu’à partir des années 1970 et 1980 que le tatouage acquiert le statut d’un art et que l’appellation body art devient courante, le signe tégumentaire possède, pour les sociétés traditionnelles comme pour nos sociétés contemporaines, une valeur identitaire qui se décline selon plusieurs thème : sexualisation, passage à l’âge d’homme, héroïsme, hiérarchie, protection, deuil, etc. Le Dictionnaire du corps le dit bien : le tatouage "dit au cœur même de la chair l’appartenance du sujet au groupe, à un système social" 2. Se faire inscrire à même l’épiderme une image de moto ou une pièce de sa mécanique est donc avant tout, comme chez les marins, un geste social de revendication identitaire : c’est manifester son appartenance à la communauté des bikers.

1 Dictionnaire du corps, Michela Marzano (dir.), Quadrige, Presse Universitaire de France, Paris, 2007, p. 719.
2 Ibid., p. 718.


• Le tatouage du biker : une esthétique de la provocation

Les tatouages de biker s’inscrivent dans une tradition qu’il faut faire remonter jusqu’à la fin du XIXe : à cette époque, la pratique du tatouage en prison se propage, symbole d’une intronisation informelle dans le monde des truands. C’est sans doute l’héritage de cet imaginaire carcéral qui a fait du tatouage, notamment chez les bikers, un brevet de virilité, ou encore, comme le dit David Le Breton, l’attestation du "passage dans le monde des ‘durs’" 3. Bien plus qu’une surface de projection où s’écrirait la confrontation du corps à l’asphalte de la route ou à l’acier de la machine, la peau imprimée de tatouages devient le lieu d’une "provocation permanente à l’encontre des normes d’apparences" 4 et des obligations sociales. Ainsi, dans un article de blog judicieusement intitulé "Scriptocorpus : identités dermographiées", Marie-Anne Paveau qualifie les tatouages de "systèmes sémiotiques non verbaux" qui indiqueraient une identité marginale, souvent asociale et même réprouvée. Le tatouage qui marque le corps du motard signale son appartenance à la marginalité sociale, ou alors son rang au sein d’un gang de motard. Par la différence physique, ce sont des particularités et des originalités culturelles qui sont revendiquées avec ostentation, une déviance sociale qui est cultivée. En portant atteinte à l’intégrité du corps, règle de bienséance implicite, c’est ainsi le politically correct social et politique qui est rejeté. Apanage par excellence du rebelle, les tatouages assurent aux bikers leur statut d’hommes au charisme inquiétant et par qui le scandale arrive .

1 Dictionnaire du corps, Michela Marzano (dir.), Quadrige, Presse Universitaire de France, Paris, 2007, p. 719.
2 Ibid., p. 718.
3 Ibid., p. 719.
4 Ibid., p. 719.


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• La revendication de modernité

Toutefois, il faut se garder de réduire le tatouage au simple marqueur d’une identité en marge. Les valeurs et les origines du tatouage sont bien plus variées, et dépassent la simple provocation sociale. En effet, l’appellation body art, popularisé à partir des années 1970, affirme la dimension véritablement esthétique du tatouage et en fait un marqueur de singularité, plus que de marginalité. Pour ces groupes, comme les bikers, qui n’ont pas d’identité géographique, le tatouage devient alors le symbole moderne d’une appartenance communautaire. Là encore, Le dictionnaire du corps le signale bien : " Souvent singulières et personnelles, [ils] traduisent également la proximité à une communauté flottante (techno, gothique, biker, tribale, etc.), la loyauté à des amis, à l’entourage familial ou professionnel" 5. Autrement dit, le tatouage permet de « situer » la communauté mobile des bikers: il permet de reconnaître le motard même lorsqu’il n’est pas accompagné de sa moto, et, surtout, il donne accès à des cercles de sociabilités abstraits, comme les blogs, les forums et les réseaux sociaux sur internet. Tout comme la moto elle-même, les tatouages y sont comparés, les motifs échangés, des récits de road trip à moto partagés, créant ainsi une communauté numérique. Un article publié sur le site d’information de Vocus 6, une compagnie de gestion numérique américaine, indique d’ailleurs que les tatouages sont un des aspects les plus mis avant sur le site de rencontres pour bikers "BikerKiss.com".

Exemples de blogs et de forums :

http://www.tumblr.com/tagged/biker-tattoo
http://www.createmytattoo.com/market/category/biker-tattoos#.UvI9YKV7HnQ
http://www.bikerornot.com/page/330048
http://www.pinterest.com/chopperexchange/biker-tattoos/

Le tatouage devient le symbole d’une véritable expérience biker et cristallise l’identité biker : vitesse, liberté, puissance, singularité, ce sont là tout autant de qualités qui définissent le motard et que peut manifester un tatouage. Même si le signe tégumentaire s’est répandu à l’ensemble des catégories sociales depuis les années 1970, force est de reconnaître, avec Enid Schildkrout, anthropologue spécialiste du corps, qu’il demeure chez les bikers, malgré l’archaïsme qui lui est parfois associé, une revendication de modernité : "Body art, especially tattoos, but also body shaping, piercing, and scarification, have become major themes in discourses of modernity"7.

5 Ibid., p. 720.
6 http://www.prweb.com/releases/2014/01/prweb11503085.htm
7 Enid Schildkrout, « Inscribing the Body », Annual Review of Anthropology, vol. 33, 2004, p. 327.


• La parole aux tatoueurs

Alors même que les motards semblent être le public par excellence des tatoueurs, il est à remarquer qu’il existe peu en France, et encore moins à Lyon, d’artistes – le terme est revendiqué – spécialisés dans les tatouages de « bikers ». On trouve pourtant de nombreux « tattoo parlours » à Lyon, dont voici quelques exemples :
http://www.inky-tattoo.com
http://www.pick-tattoo.com
http://www.acolortrip.com
Exemple de tatoueurs spécialistes des tatouages de motards :
http://www.tattoobikers.com

Lorsque les tatoueurs sont interrogés au sujet des tatouages « bikers », ils mettent immédiatement en garde contre la tentation d’exagérer la place des motards dans leur clientèle. Le tatouage, disent-ils, est de moins en moins la caractéristique des communautés marginales ou minoritaires : « il s’est démocratisé », voilà l’expression souvent utilisée pour évoquer son évolution. S’il est difficile de définir le tatouage de biker en terme de taille – elle dépend du client – on note, en revanche, que les motifs exigés sont souvent les mêmes : le symbole de la « Harley Davidson Cross », sans doute inspiré de la « biker cross » et stylisé selon le souhait du tatoué, est ainsi le plus populaire parmi les bikers. De même, les flammes sont également un motif qui revient souvent : elles sont le symbole de la vitesse et de la puissance, deux aspects étroitement associés à la moto. Sans surprise, les motards demandent également que leurs soit tatoué une image de leur véhicule : dans de tels cas, ce n’est pas le réalisme graphique qui est recherché, mais plutôt une représentation fantaisiste dont le dessein est de personnifier la machine. Parce que le tatouage chez les bikers a d’abord une vocation identitaire, les tatoueurs indiquent que l’endroit du corps choisi pour le tatouage est important: le haut du bras est très souvent sollicité, tandis que les plus audacieux demanderont que tout leur dos soit recouvert d’un tatouage. Il s’agit, dans tous les cas, de choisir une surface corporelle montrable.
Élément intéressant souligné par un des tatoueurs interrogés : le salon du tatouage de motard, en Ontario (Canada), qui se déroule tous les ans : http://nmshow.dreamhosters.com. C’est là un exemple supplémentaire qui montre que le tatouage de motard est bien plus qu’un élément de folklore : il cristallise en grande part les sociabilités « bikers ».

 


http://www.freetattoodesigns.org/images/tattoo-gallery/harley-davidson-tattoo.jpg

http://images.marketplaceadvisor.channeladvisor.com/hi/49/49296/iron-cross-skull-patch-wbg.jpg

 

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